Le sous-préfet de Guelma
Il faudrait s’arrêter ici. Le pire est à venir.
C’est à Guelma que le processus sinistre de la répression et de son escalade incontrôlée se révèle dans toute l’étendue de son horreur.
Guelma se trouve à 200 km de Sétif. Le matin du 8 mai a été calme. La manifestation musulmane, prévue comme dans toute l’Algérie, n’a été programmée qu’à 17 heures, peut-être pour éviter le meeting officiel que les autorités tiennent sur la place Saint-Augustin.
À l’heure dite, le cortège se dirige vers le monument aux morts. Quelques milliers de personnes défilent drapeaux en tête comme à Sétif, et banderoles déployées.
Le sous-préfet André Achiary, accompagné de policiers, se place au milieu de la chaussée et stoppe les manifestants. Il interdit au cortège d’avancer et exige la dispersion immédiate. Un dialogue s’engage avec le service d’ordre. Les militants demandent l’autorisation d’aller jusqu’au monument aux morts. Des consommateurs attablés aux terrasses des cafés interpellent le sous-préfet : « Y a-t-il la France ici ? Oui ou non ?… »
Sortant son arme, Achiary ordonne pour la seconde fois la dispersion et tire en l’air. Mais la foule pousse en avant. Le sous-préfet est bousculé. Il recule. Débordés, les cadres des musulmans tentent de faire refluer leurs gens. Trop tard, déjà les policiers chargent. Ils tirent. Le porte-drapeau Boumaza el-Hamdi s’effondre. D’autres sont mortellement blessés à la baïonnette. C’est la panique, les manifestants jettent des pierres et ce qui leur tombe sous la main avant de s’enfuir. Aucun Européen n’a été tué.
Achiary ordonne la fermeture des cafés, établit le couvre-feu et donne l’ordre d’armer la milice européenne.
Dans la soirée, la rumeur de morts à Sétif rejoint celle de Guelma. Des émissaires alertent les tribus de la tuerie et des arrestations. L’émotion fait tache d’huile, les paysans se cachent dans les montagnes.
Le châtiment est organisé et conduit par Achiary (qui avait été commissaire de police à Alger sous le gouvernement de Vichy, et se proclame désormais gaulliste.) Il est appuyé par le préfet de Constantine. Ordre est donné au général Duval, commandant supérieur des troupes, de lancer ses unités dans une répression exemplaire.
« Le sous-préfet invite personnellement les Européens à participer aux massacres : ‘’Messieurs les colons, vengez-vous ! ‘’ leur lance-t-il. Dans le lot sont exécutés tous les joueurs de l’équipe de football l’Espérance sportive guelmoise, car un dirigeant du club est soupçonné d’appartenir au PPA. Les corps, arrosés d’essence, sont brûlés sur la place de l’église ou dans les fours à chaux d’Héliopolis… » (Henri Alleg).
L’action conjuguée des miliciens, des gendarmes, de la police et des troupes, et même des détenus étrangers que Duval réquisitionne, non seulement à Sétif et Guelma mais dans tout le Constantinois, entraînera un nombre incalculable de victimes. Jouant sur les oppositions ethniques traditionnelles, la hiérarchie militaire lance les tirailleurs sénégalais à l’assaut, après leur avoir servi l’habituelle ration d’alcool comme au front.
« On viole. On étripe. On mutile. On égorge. Une opération considérable de ratissage est menée par le général Raymond Duval à la tête de légionnaires (…) Les fusillades sont innombrables. La répression est sauvage », écrit Yves Courrière. Le même auteur ajoute : « Car on peut parler de massacre. Des douars entiers ont disparu. On trouvera des fosses communes remplies à ras bord de cadavres. »
Les chars, les automitrailleuses entrent en action. Des centaines d’hommes sont exécutés à la mitrailleuse dans les carrières.
L’aviation est mise à contribution. En rase-mottes, elle lâche ses roquettes, mitraille les mechtas. La marine est appelée à tirer. Le croiseur de guerre Duguay-Trouin bombarde les villages dans les régions de Kerrata et Taratest. Le croiseur Triomphant ouvre le feu sur le douar Djaoua près de Bougie. Pendant plus de dix jours, c’est une opération de mort qui se déchaîne dans le périmètre de la Kabylie aux Aurès.
Le Sacrilège de Mai
Au moment où le pilonnage battait son plein, le 7e Régiment de Tirailleurs algériens, dont les soldats étaient pour la plupart originaire du Constantinois, débarquait à Alger. Ces hommes, qui avaient perdu plus de la moitié de leurs camarades sur les champs de bataille, rentrant chez eux, découvrent que leur maison, leur village ont été détruits, que leur famille a été décimée par les armes françaises soudain retournées, les armes de l’Algérie française.
Ces troupes du général Duval, ces chefs, dont la plupart n’avaient pu s’opposer aux puissances de l’Axe, ces miliciens exemptés des batailles, ces tueurs, se sont déchaînés un jour de victoire contre un peuple dont le seul crime était de réclamer un peu plus de justice. Avec la lucidité du recul, on ne peut qu’être étonné par la modération des mots d’ordre que scandaient les manifestants musulmans du 8 mai. Ils demandaient seulement qu’un rang de dignité leur fût octroyé sur leur terre ancestrale. S’en suivit une hécatombe.
Ce sacrifice d’hommes, de femmes et d’enfants, après la boucherie des combats où des milliers de jeunes Algériens, de toutes confession, moururent entre Sedan et Dunkerque, dans les Alpes et sur les plages de Provence, accouchera neuf ans plus tard d’une guerre impitoyable.
« Quelle que soit la cause que l’on défend, elle restera toujours déshonorée par le massacre aveugle d’une foule innocente où le tueur sait d’avance qu’il atteindra la femme et l’enfant », s’écriera Albert Camus. (Actuelles III)
L’écrasement politique ira de pair avec le massacre. Tous les militants algériens seront arrêtés en quelques heures sur tout le territoire. Un millier de condamnations, dont une centaine à mort. Le bilan de la répression militaire et des meurtres civils sur les quinze jours que durèrent les opérations punitives du Constantinois, est impossible à dresser avec exactitude.
La commission du général Paul Tubert envoyée sur place par le gouverneur Yves Chataigneau, ne disposera que de deux jours pour enquêter sur le terrain (26 et 27 mai 1945). Elle sera immédiatement rappelée à Alger sur ordre de de Gaulle, au moment de se porter à Guelma. Le chef de la France libre ne souhaitait pas ajouter aux urgences du moment.
Le gouverneur Yves Chataigneau, dont l’humanité ne peut être mise en doute, avait dépêché immédiatement une première enquête confiée au commissaire J. Bergé, chef de la P.J. d’Alger. Celui-ci fut constamment entravé dans ses investigations de terrain par la collusion des pouvoirs locaux. Toutefois, un rapport de Bergé concernant les meurtres attribués aux milices civiles de Guelma existe aux Archives nationales et a pu être récemment consulté par l’historienne
Conclusion
Le nombre des victimes serait donc approchant les 45 000. Ce chiffre, comme nous l’avons dit, paraît recouvrir, selon les spécialistes de ce dossier, celui, global, des morts, des blessés, et de tous ceux qui ont subi des sévices.
Au-delà des monceaux de cadavres accumulés dans les deux communautés, ce qui pèse dans cette tragédie, c’est la charge symbolique du crime, en ce moment historique, en cet endroit. À partir de Mai 1945, plus rien ne sera comme avant en Algérie. Ce constat était vrai pour le monde libre en général qui mit un terme au régime nazi, mais en particulier pour la France dans ses rapports de puissance coloniale, face à un peuple qui déposait les prémices de son affranchissement, et néanmoins se disait encore prêt à nouer des liens nouveaux et dignes pour aborder une association politique adaptée à cette fin de siècle.
Et c’est en cela aussi qu’il y eut crime et sacrilège.
. La minute de silence devant le monument aux morts de Sétif durera neuf ans et six mois.
Il faudrait s’arrêter ici. Le pire est à venir.
C’est à Guelma que le processus sinistre de la répression et de son escalade incontrôlée se révèle dans toute l’étendue de son horreur.
Guelma se trouve à 200 km de Sétif. Le matin du 8 mai a été calme. La manifestation musulmane, prévue comme dans toute l’Algérie, n’a été programmée qu’à 17 heures, peut-être pour éviter le meeting officiel que les autorités tiennent sur la place Saint-Augustin.
À l’heure dite, le cortège se dirige vers le monument aux morts. Quelques milliers de personnes défilent drapeaux en tête comme à Sétif, et banderoles déployées.
Le sous-préfet André Achiary, accompagné de policiers, se place au milieu de la chaussée et stoppe les manifestants. Il interdit au cortège d’avancer et exige la dispersion immédiate. Un dialogue s’engage avec le service d’ordre. Les militants demandent l’autorisation d’aller jusqu’au monument aux morts. Des consommateurs attablés aux terrasses des cafés interpellent le sous-préfet : « Y a-t-il la France ici ? Oui ou non ?… »
Sortant son arme, Achiary ordonne pour la seconde fois la dispersion et tire en l’air. Mais la foule pousse en avant. Le sous-préfet est bousculé. Il recule. Débordés, les cadres des musulmans tentent de faire refluer leurs gens. Trop tard, déjà les policiers chargent. Ils tirent. Le porte-drapeau Boumaza el-Hamdi s’effondre. D’autres sont mortellement blessés à la baïonnette. C’est la panique, les manifestants jettent des pierres et ce qui leur tombe sous la main avant de s’enfuir. Aucun Européen n’a été tué.
Achiary ordonne la fermeture des cafés, établit le couvre-feu et donne l’ordre d’armer la milice européenne.
Dans la soirée, la rumeur de morts à Sétif rejoint celle de Guelma. Des émissaires alertent les tribus de la tuerie et des arrestations. L’émotion fait tache d’huile, les paysans se cachent dans les montagnes.
Le châtiment est organisé et conduit par Achiary (qui avait été commissaire de police à Alger sous le gouvernement de Vichy, et se proclame désormais gaulliste.) Il est appuyé par le préfet de Constantine. Ordre est donné au général Duval, commandant supérieur des troupes, de lancer ses unités dans une répression exemplaire.
« Le sous-préfet invite personnellement les Européens à participer aux massacres : ‘’Messieurs les colons, vengez-vous ! ‘’ leur lance-t-il. Dans le lot sont exécutés tous les joueurs de l’équipe de football l’Espérance sportive guelmoise, car un dirigeant du club est soupçonné d’appartenir au PPA. Les corps, arrosés d’essence, sont brûlés sur la place de l’église ou dans les fours à chaux d’Héliopolis… » (Henri Alleg).
L’action conjuguée des miliciens, des gendarmes, de la police et des troupes, et même des détenus étrangers que Duval réquisitionne, non seulement à Sétif et Guelma mais dans tout le Constantinois, entraînera un nombre incalculable de victimes. Jouant sur les oppositions ethniques traditionnelles, la hiérarchie militaire lance les tirailleurs sénégalais à l’assaut, après leur avoir servi l’habituelle ration d’alcool comme au front.
« On viole. On étripe. On mutile. On égorge. Une opération considérable de ratissage est menée par le général Raymond Duval à la tête de légionnaires (…) Les fusillades sont innombrables. La répression est sauvage », écrit Yves Courrière. Le même auteur ajoute : « Car on peut parler de massacre. Des douars entiers ont disparu. On trouvera des fosses communes remplies à ras bord de cadavres. »
Les chars, les automitrailleuses entrent en action. Des centaines d’hommes sont exécutés à la mitrailleuse dans les carrières.
L’aviation est mise à contribution. En rase-mottes, elle lâche ses roquettes, mitraille les mechtas. La marine est appelée à tirer. Le croiseur de guerre Duguay-Trouin bombarde les villages dans les régions de Kerrata et Taratest. Le croiseur Triomphant ouvre le feu sur le douar Djaoua près de Bougie. Pendant plus de dix jours, c’est une opération de mort qui se déchaîne dans le périmètre de la Kabylie aux Aurès.
Le Sacrilège de Mai
Au moment où le pilonnage battait son plein, le 7e Régiment de Tirailleurs algériens, dont les soldats étaient pour la plupart originaire du Constantinois, débarquait à Alger. Ces hommes, qui avaient perdu plus de la moitié de leurs camarades sur les champs de bataille, rentrant chez eux, découvrent que leur maison, leur village ont été détruits, que leur famille a été décimée par les armes françaises soudain retournées, les armes de l’Algérie française.
Ces troupes du général Duval, ces chefs, dont la plupart n’avaient pu s’opposer aux puissances de l’Axe, ces miliciens exemptés des batailles, ces tueurs, se sont déchaînés un jour de victoire contre un peuple dont le seul crime était de réclamer un peu plus de justice. Avec la lucidité du recul, on ne peut qu’être étonné par la modération des mots d’ordre que scandaient les manifestants musulmans du 8 mai. Ils demandaient seulement qu’un rang de dignité leur fût octroyé sur leur terre ancestrale. S’en suivit une hécatombe.
Ce sacrifice d’hommes, de femmes et d’enfants, après la boucherie des combats où des milliers de jeunes Algériens, de toutes confession, moururent entre Sedan et Dunkerque, dans les Alpes et sur les plages de Provence, accouchera neuf ans plus tard d’une guerre impitoyable.
« Quelle que soit la cause que l’on défend, elle restera toujours déshonorée par le massacre aveugle d’une foule innocente où le tueur sait d’avance qu’il atteindra la femme et l’enfant », s’écriera Albert Camus. (Actuelles III)
L’écrasement politique ira de pair avec le massacre. Tous les militants algériens seront arrêtés en quelques heures sur tout le territoire. Un millier de condamnations, dont une centaine à mort. Le bilan de la répression militaire et des meurtres civils sur les quinze jours que durèrent les opérations punitives du Constantinois, est impossible à dresser avec exactitude.
La commission du général Paul Tubert envoyée sur place par le gouverneur Yves Chataigneau, ne disposera que de deux jours pour enquêter sur le terrain (26 et 27 mai 1945). Elle sera immédiatement rappelée à Alger sur ordre de de Gaulle, au moment de se porter à Guelma. Le chef de la France libre ne souhaitait pas ajouter aux urgences du moment.
Le gouverneur Yves Chataigneau, dont l’humanité ne peut être mise en doute, avait dépêché immédiatement une première enquête confiée au commissaire J. Bergé, chef de la P.J. d’Alger. Celui-ci fut constamment entravé dans ses investigations de terrain par la collusion des pouvoirs locaux. Toutefois, un rapport de Bergé concernant les meurtres attribués aux milices civiles de Guelma existe aux Archives nationales et a pu être récemment consulté par l’historienne
Conclusion
Le nombre des victimes serait donc approchant les 45 000. Ce chiffre, comme nous l’avons dit, paraît recouvrir, selon les spécialistes de ce dossier, celui, global, des morts, des blessés, et de tous ceux qui ont subi des sévices.
Au-delà des monceaux de cadavres accumulés dans les deux communautés, ce qui pèse dans cette tragédie, c’est la charge symbolique du crime, en ce moment historique, en cet endroit. À partir de Mai 1945, plus rien ne sera comme avant en Algérie. Ce constat était vrai pour le monde libre en général qui mit un terme au régime nazi, mais en particulier pour la France dans ses rapports de puissance coloniale, face à un peuple qui déposait les prémices de son affranchissement, et néanmoins se disait encore prêt à nouer des liens nouveaux et dignes pour aborder une association politique adaptée à cette fin de siècle.
Et c’est en cela aussi qu’il y eut crime et sacrilège.
. La minute de silence devant le monument aux morts de Sétif durera neuf ans et six mois.