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Les racines du mal.
Monsieur l’Ambassadeur a parlé d’un abîme d’incompréhension entre les communautés. Aveuglement stupide, climat de peur, haine et rancune, largement partagés.
Aujourd’hui, ceux qui veulent savoir savent. Au commencement, il y a la conquête de la Régence d’Alger. En 1830, la France engluée dans ses contradictions, alternant République, Empire, et monarchisme croupion, vivait sous le règne de Charles X. Celui-ci, sous divers prétextes, et pour « châtier » les pirates barbaresques qui perturbaient le trafic maritime en Méditerranée, monta une expédition contre Hussein Pacha, le dey ottoman qui régnait sur cette province d’obédience turque. Le dey, sujet d’Istanbul, gouverne une population de Maures, de Kabyles, de Berbères, d'Arabes et de marins pirates. La richesse en blé de ces provinces nord-africaines lui avait permis d’accumuler dans ses caves un fabuleux trésor, que Charles X rêvait de s’approprier.
Ce qui fut fait en juillet 1830. Une révolution inopinée chassa le Roi du trône de France et le remplaça par un roi des Français. Dans ce chassé-croisé, une partie du trésor d’Alger disparut au profit des hommes d’affaires qui entretenaient l’expédition, et la monarchie de Juillet n’hérita que les miettes, plus un territoire dont elle ne savait que faire.
De sujets de la Sublime Porte, les autochtones devinrent sujets de France, et ne se découvrirent Algériens que progressivement. (Voir l'article sur Sidi-Brahim et l'émir Abd El-Kader)
Il a fallu un siècle de turbulences pour que les Français se reconnaissent républicains ; un siècle ne sera pas de trop pour que le peuple d’Algérie se découvre une nation.
En juin 1940, dans les Ardennes et les plaines picardes, de nombreux tirailleurs algériens perdaient leur vie, pêle-mêle avec les Pieds-noirs de Bab-el-Oued, avec les fils de l’Hexagone, et les Noirs des colonies ; il s’agissait bien de défendre la même patrie. Mais à l’arrière, la maturité politique était suffisamment avancée pour que des organisations algériennes revendiquent une réforme du statut de l’indigène et avancent le mot de fédéralisme.
En avril 1941, Ferhat Abbas envoie au chef de l’État un rapport « L’Algérie de demain », où il demande des réformes qui préfigurent le contenu du « Manifeste du peuple algérien » à venir.
Les deux défaites
La première défaite du commandement militaire français devant les troupes allemandes provoque un choc dans l’opinion publique : pour le fellah, le tout puissant colon et son bras armé n’étaient plus invincibles désormais.
En novembre 1942, au regard de la population algérienne, une seconde défaite frappe le pouvoir militaire français fidèle au Maréchal, avec l’arrivée massive des Américains à Alger et le débarquement des troupes alliées qui installent en Algérie leur base méditerranéenne.
La démocratie américaine s’avance, ceci est connu, avec ses deux visages. Le premier, admirable, celui qui servit de modèle à la grande Révolution française, porteur de l’idéal des libertés des peuples et des droits de l’homme. Le second visage, plus immédiat et prosaïque est celui d’une troupe d’hommes éclatants de santé, insouciants et cordiaux, traficoteurs et bambocheurs.
(Cet aspect des effets de la présence américaine a été mis en scène dans le film d'Alexandre Arcady: "Le grand Carnaval" en 1983).
L’Amérique prenait pied en Algérie avec la Charte de l’Atlantique qui promettait aux peuples des colonies le droit de disposer d’eux-mêmes. Elle déversait également son opulence matérielle accompagnée du marché noir corrupteur, rapidement organisé en mafia interlope. En 1943, à Alger, tout se vendait ou s’échangeait, y compris les armes de guerre.
L’Algérie c’est la France ! En 1943, l’Algérie c’était surtout Vichy et le pétainisme poussé à la caricature, avec cependant un patriotisme authentique qui excluait la collaboration prônée par Laval, Déat et consorts.
Le petit peuple pied-noir s’était mobilisé massivement pour défendre la mère patrie, et les Algériens s’engagèrent avec les Alliés pour la libération du territoire national. La famille Hernandez envoya ses garçons servir sous les ordres de de Lattre de Tassigny et les fils musulmans de la Casbah s’y retrouvèrent également au coude à coude. Il est admirable, et navrant, de constater que les combats contre le nazisme et les plaques des monuments aux morts, seront les seuls endroits où les deux communautés se retrouveront dans l’égalité, avec la fraternité de la tombe.
Les carillons de la Victoire
La génération à laquelle j’appartiens se souvient des cloches de la victoire du 8 mai 1945 ; c’est également une génération qui a vu ses gars achever leur jeunesse dans les djebels.
L’enfant que j’étais suivit les grands sur le toit de l’église du village, malgré les protestations du curé, pour aller sonner la fin de la guerre. Ce jour reste fortement marqué dans ma mémoire par cette formidable transgression que représentait la bousculade du tout-puissant curé, et l’occupation du toit de l’église dans laquelle le matin même je servais l’office comme enfant de chœur.
Et l'enfant est fier de poser pour le photographe sur le chemin de l'école. Il ne sait pas encore combien bref sera son printemps.(Photo J. Farjon)
Je me faufilai sans vraiment comprendre ce qui enfiévrait les adultes, mais déterminé à ne rien perdre de ce que l’on préparait. Je montai en courant jusqu’à la cime du clocher pour déboucher en plein ciel. Et je riais, et tous riaient d’être là. Les plus grands parce qu’ils se savaient délivrés d’une servitude, les petits parce qu’ils comprenaient que quelque chose de grave s’accomplissait, et, par contrecoup, libérait des interdits.
Les oreilles fracassées par les premières volées, accroupis sur le faîtage, nous regardions les hommes affrontés aux battants peser de toutes leurs forces pour ébranler les énormes cloches qui avaient ponctué, mystérieuses et aériennes, nos jours et nos nuits. Les cloches asservies aux matines et aux vêpres, aux angélus et aux glas, s’émancipaient en République. Sous les mains de la jeunesse, elles inventaient un carillon inouï. Je ne l’oublierai jamais et garderai l’ivresse de l’escapade sur les toits interdits un jour pavoisé de tricolore.
"Le 8 mai 1945, les cloches de la Victoire annoncent pour l'Algérie la Saint-Barthélemy.", écrit Kateb Yacine en 1961.
À neuf cent kilomètres du toit de mon église, de l’autre côté de la mer, les cloches sonnèrent aussi. Dans le collège de Sétif, un adolescent qui écrivait des poèmes d’amour, laissa son pupitre de bois et courut sur la place. À Sétif, comme partout en France, on fêtait la Victoire. Kateb Yacine avait quinze ans, il se souviendra toute sa vie du 8 mai 1945 : « À la tête du cortège, il y avait des scouts et des camarades du collège qui m’ont fait signe, et je les ai rejoint, sans savoir ce que je faisais. Immédiatement, ce fut la fusillade, suivie d’une cohue extraordinaire, la foule refluant et cherchant le salut dans la fuite. Une petite fille fut écrasée dans la panique. Ne sachant où aller, je suis entré chez un libraire. Je l’ai trouvé gisant dans une mare de sang. Un ami de mon père qui passait par là me fit entrer dans un hôtel plein d’officiers qui déversaient des propos racistes. Il y avait là mon professeur de dessin, une vieille demoiselle assez gentille, mais comme je chahutais dans la classe, ayant parlé une fois de faire la révolution comme les Français en 1789, elle me cria : Eh bien, Kateb, la voilà votre révolution, alors, vous êtes ******* ?» (Soliloques, 1988)
Autour de notre clocher occitan, nous ne savions presque rien de l’Algérie. Il nous fallut dix ans pour apprendre que c’était autre chose que trois départements au sud. Nous l’apprendrons sans l’avoir demandé. Il a donc fallu plus de dix ans aux enfants qui s’enivraient du bruit des cloches du 8 mai 1945 pour savoir qu’au même moment un drame se jouait sur l’autre rive de la Méditerranée, un drame qui leur valut le voyage outre-mer.
Depuis, comme des milliers d’autres, ils souhaitent comprendre.
Une guerre s’achève, une autre commence.
Peut-on se détacher de sa propre histoire ? J’ai ouvert les yeux sur le monde tandis que la guerre contre l’Allemagne faisait rage, et que les miens tremblaient pour les hommes qui guerroyaient. L’idée que la guerre s’abattait comme une malédiction et qu’il fallait s’y soumettre, que c’était le lot du paysan, faisait partie de notre morale. En ce sens, nous ne devions pas différer beaucoup des paysans des Aurès ou de l’Ouarsenis que j’allais côtoyer bientôt. Les voix d’en bas s’élèvent rarement contre la guerre. Pire, des gars de vingt ans l’accueillent parfois comme un facteur de promotion sociale lorsque l’horizon du village est trop gris.
Ce drame algérien, je l’ai découvert en 1956 alors que j’effectuais mon service militaire. Au premier récit entendu sur place, je ne l’ai pas crû entièrement. Ce n’est qu’après avoir achevé mes deux années obligatoires, rentré au pays, que j’ai tout découvert en lisant les éditoriaux de certains journaux et les livres de Pierre Vidal-Naquet ou de Henri Alleg. Avec le recul, j’ai aussi compris ce qu’étaient ces opérations de maintien de l’ordre qui m’avaient mobilisé là-bas. Il s’agissait bien d’une guerre et elle avait débuté à la minute de silence devant le monument aux morts de Sétif, le 8 mai 1945.
Printemps des peuples
La guerre s’achevait. En ce début d’année 45, chacun comprenait que le régime nazi n’en avait plus que pour quelques semaines. On se préparait à revivre. Les familles espéraient le retour de leur soldat. Et les survivants de Monte Cassino, du Garigliano, des chemins de la reconquête, s’attendaient à des jours meilleurs une fois dans leur foyer. Les tirailleurs de de Lattre, de Juin, de Montsabert, les glorieux combattants qui en 1943 et 1944 firent oublier la débâcle et restaurèrent l’honneur de l’armée française aux yeux des Alliés, s’attendaient à la reconnaissance de la nation.
Au bled aussi on préparait la fête du retour. L’élite musulmane avait pris conscience depuis longtemps de l’inégalité des sorts et se préparait à revendiquer l’amélioration de statut de l’indigène. Les associations politiques, notamment l’AML (Amis du Manifeste et des Libertés) de Ferhat Abbas, recueillaient une audience populaire de plus en plus large. Les premiers discours nationalistes apparaissaient au grand jour. Le PPA de Messali Hadj, héritier de l’Étoile nord-africaine, n’était plus isolé.
Sétif, par la présence de son pharmacien Ferhat Abbas, faisait figure de capitale politique de l’Algérie future. Que réclamaient ces guides ? Ces dirigeants militaient pour la constitution d’un État algérien fédéré à la France, mais disposant d’une autonomie interne. Utopie ? Ils dressaient ce constat : « Le tirailleur qui revient couvert de gloire, qu’on a fêté en France et à Alger, ne comprend pas pourquoi sa solde et ses al********s familiales sont inférieures à celles de son frère d’armes européen. Il ne comprend pas que le tirailleur musulman mutilé touche une pension inférieure à celle du tirailleur européen blessé dans la même bataille, de la même manière, contre le même ennemi. » (Amar Ouzegane, dans Jacques Jurquet)
La jeune génération montrait plus d’impatience. Le mouvement scout, très vigoureux en Algérie, était à l’avant-garde du combat.
Pour célébrer le 1er Mai des travailleurs, il fut décidé que les scouts défileraient devant les syndicats avec leurs fanions. Des banderoles et des slogans furent préparés. « Libérez Messali », « Libérez les détenus », « A bas le colonialisme ». Des chants se répétaient et les femmes cousaient des étoffes vertes et blanches, frappées d’une étoile et du croissant rouge, lointain souvenir de la bannière d’Abd el-Kader. (La petite histoire retiendra que le premier drapeau algérien fut cousu par une jeune française, Madame Messali Hadj)
Les 1er Mai ouvriers ont souvent vu couler le sang. Celui d’Alger et d’Oran en 1945 fut dans la tradition. Les forces de police avaient établi des barrages pour filtrer la manifestation et détruire les drapeaux et les banderoles. Un peu partout en Algérie les défilés du 1er Mai montrèrent une forte mobilisation des musulmans. Le pouvoir en fut alerté.
On attendait la proclamation de l’armistice d’un jour à l’autre.